Les ambiguïtés de l’action humanitaire
1 Janvier 2020, 13:20
Essentielle à la survie de millions de personnes à travers le monde — réfugiées, déplacées, affamées, malades, etc. —, l’action humanitaire brasse des milliards de dollars chaque année. Face aux États, aux associations, aux particuliers, elle constitue souvent un véritable pouvoir capable d’imposer ses choix et ses normes. Les victimes n’y trouvent pas toujours leur compte.
En vingt ans, les sommes consacrées à l’action humanitaire dans le monde ont été multipliées par cinq, pour atteindre désormais 28,9 milliards de dollars (26,3 milliards d’euros) par an (1). Cette croissance financière s’accompagne d’une prolifération des structures, de l’association locale montée par quelques bénévoles à l’organisation non gouvernementale internationale (ONGI) en passant par les agences et programmes de l’Organisation des Nations unies (ONU) ou le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Pourtant, l’écart entre les fonds disponibles et les besoins ne cesse de se creuser, en raison notamment de la recrudescence des crises : les conflits armés, les catastrophes liées au changement climatique ou à l’urbanisation accélérée affectent plus de personnes, plus longuement. On estime à 206 millions le nombre de victimes de catastrophes pour l’année 2018.
Mais l’écart tient également aux dysfonctionnements propres à l’aide internationale, qui l’empêchent d’atteindre ses objectifs : manque de coordination, méconnaissance des terrains d’intervention, contournement des acteurs locaux. Ces anomalies, bien que connues et identifiées depuis longtemps (2), se répètent de façon systémique, opération après opération. Les habituelles justifications — l’obligation d’agir dans l’urgence, le renouvellement rapide du personnel, l’absence de mémoire institutionnelle — masquent des causes structurelles, au premier rang desquelles l’asymétrie de la relation entre les acteurs.
En effet, en 2017, les deux tiers des financements humanitaires mondiaux ont été attribués à seulement douze ONGI (notamment Save the Children, l’International Rescue Committee, Médecins sans frontières, Oxfam, World Vision) et institutions onusiennes (3), c’est-à-dire vingt-deux fois plus qu’aux opérateurs nationaux et locaux (4). Certains organismes internationaux captent donc la manne qui se concentre au Nord, les États-Unis, l’Union européenne et quelques États du Vieux Continent étant, et de loin, les principaux donateurs. Depuis quelques années, cependant, la Turquie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont devenus des contributeurs importants, rejoignant la liste des vingt premiers pays pourvoyeurs. Cela tient à une stratégie de repositionnement de ces pays sur la scène régionale et internationale, dans un contexte marqué par la guerre en Syrie et au Yémen.
L’humanitaire se construit à partir du « haut », de ses bailleurs et de ses donateurs, auxquels il faut rendre des comptes et qui décident, en pratique, des priorités et des lieux d’intervention (5). Le déroulement même de l’intervention, dominé par l’urgence, l’usage de l’anglais, la convergence des profils sociologiques et des codes culturels de son personnel « sans frontières », renforce cette dynamique, qui s’épanouit aux dépens des acteurs locaux et, à travers eux, des victimes. Des 2,4 milliards de dollars rassemblés par l’ONU à la suite du séisme de 2010, les organisations non gouvernementales (ONG) et le gouvernement haïtiens ne reçurent, de façon directe, qu’une part infime : respectivement 0,4 % et 1 %. Ils se virent de la sorte cantonnés au rôle de simples sous-traitants d’une reconstruction téléguidée au niveau mondial. Il s’agit là d’un cas extrême, mais non d’un cas à part, les États du Nord finançant d’abord leurs projets à travers leurs ONG. Les capacités locales, jugées insuffisantes au regard des exigences comptables et bureaucratiques imposées par les institutions du Nord, sont dépréciées, sinon méprisées (6). Elles ne bénéficient que d’à peine 3 % de l’aide directe.
Prenant conscience de cette asymétrie, les principaux bailleurs et organisations, réunis à Istanbul pour le premier Sommet international de l’humanitaire, les 23 et 24 mai 2016, se sont engagés à réserver un quart des financements aux structures locales et nationales, auxquelles les subsides seraient versés « aussi directement que possible » (principe de « localisation »), à l’horizon 2020. Cette décision s’explique en partie par les résultats de l’enquête menée en amont, entre mai 2014 et février 2015, dans cinq pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord auprès de 1 231 personnes « bénéficiaires » de l’aide internationale (7). Celles-ci avaient été invitées à classer la prise en compte de leurs avis sur une échelle de 1 à 10 ; la moyenne des réponses était inférieure à 3. Une appréciation confirmée en 2018 par une autre enquête auprès de quelque 5 000 personnes réparties dans sept pays : plus de 80 % des personnes interrogées en Irak et au Liban ne pensaient pas que le soutien obtenu leur permettrait de devenir autonomes, et la majorité d’entre elles estimaient que leur opinion n’était pas ou peu prise en compte (8).
Un tel verdict fait voler en éclats l’impensé de l’action humanitaire : la figure de la victime. Celle-ci est perçue, contre toute évidence, comme impuissante et passive, alors même que c’est elle qui, dans les premières vingt-quatre heures, sauve le plus de vies autour d’elle, avant l’arrivée des organismes étrangers (et des médias). En 2004, déjà, M. Markku Niskala, le secrétaire général de la Croix-Rouge internationale, appelait à « balayer le mythe de la victime impuissante et de l’infaillible humanitaire, et à mettre les personnes affectées par les catastrophes, ainsi que leurs capacités, au centre de notre travail (9) ». Si, quinze ans plus tard, le mythe persiste, c’est qu’il est au cœur de la représentation dominante que le secteur se fait de lui-même, et qu’il le sert.
Les images de chaos, de victimes apathiques et d’États du Sud incapables, corrompus ou totalitaires (ou les trois à la fois) consacrent en effet la nécessité d’agir de l’étranger. Le désenchantement politique et la certitude d’appartenir au camp du bien viennent en confirmer la légitimité — et tiennent lieu d’analyse. Loin d’être muettes, les victimes sont bien souvent réduites au silence par leurs propres États, par la prétention du secteur à s’autoréguler et par la multiplication des rapports internationaux. L’histoire officielle de l’humanitaire se résume à une innocence sans cesse dévoyée, mais toujours réhabilitée au nom de la pureté de ses intentions, et en premier lieu de la nécessaire sauvegarde de son indépendance. Ce récit occulte d’autres relations de pouvoir à l’œuvre dans les opérations de secours.
Premier exercice du genre, l’évaluation de l’aide d’urgence apportée au Rwanda, lors du génocide des Tutsis en 1994, a souligné comment aidants étrangers et journalistes fraîchement débarqués, confondant visibilité et efficacité, ont construit conjointement une lecture « secouriste » des événements, immédiatement compréhensible par les spectateurs du Nord. Mais ce faisant ils ont occulté les logiques militaires, diplomatiques et politiques à l’œuvre derrière les flux de réfugiés, ainsi que le manque d’anticipation et de coordination des acteurs internationaux (10). L’intervention humanitaire a servi de couverture à la cécité et à l’inaction occidentales, alors que le problème relevait d’un autre registre et appelait une solution politique. En fin de compte, la grande majorité des victimes ne sont pas mortes faute d’aide, mais parce qu’elles ont été massacrées.
Vingt-cinq ans plus tard, le même système narratif demeure, qui recode des situations d’injustice et d’inégalité, fruits de choix politiques, en causes naturelles — quand ce n’est pas en malédictions. En janvier 2006, une étude sur le traitement de l’information par une soixantaine de journaux et d’hebdomadaires dans neuf pays occidentaux concluait à l’absence de lien entre l’ampleur d’une catastrophe et sa couverture médiatique, cette dernière étant liée à des considérations économiques et stratégiques des États du Nord (11). Ainsi, l’impact du tsunami de 2004 dans l’océan Indien sur l’industrie touristique occupa une place disproportionnée dans les médias. Inversement, plus une catastrophe est médiatisée, plus elle attire d’organisations, et plus celles-ci se jettent dans une course à la visibilité qui hypothèque tout effort de coordination. Se rendre sur place, c’est être visible (donc crédible), s’assurer des financements (donc une viabilité), conforter le caractère impérieux de son action (donc sa légitimité). La pertinence de l’action pèse peu face à ce qui est devenu un marché.
Avec un accès privilégié aux subsides, aux médias et aux décideurs, les humanitaires exercent un pouvoir qui pèse d’autant plus qu’il n’est pas reconnu (12). Or la localisation de l’aide, adoptée au sommet d’Istanbul, ne saurait être efficace si elle est « séparée des questions d’injustice, d’inégalité, d’asymétrie de pouvoir », explique Mme Regina Salvador-Antequisa, directrice d’Ecosystems Work for Essential Benefits, Inc. (Ecoweb), une organisation non gouvernementale philippine (13).
L’argent et le temps investis dans la construction d’infrastructures, la protection civile, les services publics et l’anticipation des catastrophes se révèlent plus efficaces que les réponses à celles-ci, aussi rapides soient-elles. En 2015, l’ONG nord-américaine Mercy Corps avait envoyé une petite équipe évaluer les besoins consécutifs au cyclone Pam, qui avait frappé le Vanuatu. Elle eut le courage de renoncer à son intervention en constatant que le gouvernement et les agences étaient suffisamment bien dotés et organisés. Faute d’une semblable lucidité, lors du tremblement de terre de 2015 au Népal, les pays européens ont dépêché à Katmandou, sans aucune coordination, une quinzaine d’équipes, au mépris des réalités régionales : plus proches des lieux du désastre, la Chine, l’Inde et le Pakistan étaient déjà sur place. Résultat : un fardeau pour la logistique et la coordination, et un aéroport saturé, ce qui retarda de plusieurs jours l’arrivée des avions français, belge et néo-zélandais, rendant leur action vaine.
Ces avanies expliquent peut-être pourquoi, après le séisme de novembre 2018, le gouvernement indonésien a canalisé et limité le déploiement des acteurs étrangers. Plus stimulante encore, l’auto-organisation des « bénéficiaires ». « Si nous voulons résoudre nos problèmes, a déclaré M. Mohib Ullah, animateur d’une grève des associations locales dans les camps de réfugiés rohingyas au Bangladesh en novembre 2018, nous devons le faire nous-mêmes. Les organisations internationales sont juste des aidants (14). »
Comment en appeler aux décideurs politiques alors que, dans le même temps, on contribue à dépolitiser les relations sociales et que l’on promeut une efficacité mettant en scène l’impuissance publique ? Parallèlement, l’humanitaire tend à devenir le nom caché du politique : la politique institutionnelle ne dit plus son nom et emprunte cette voie, autrement plus séduisante et légitime, pour compenser son inaction — la Palestine en est un cas emblématique — ou, au contraire, pour catalyser son action. On peut parler, en paraphrasant le géographe David Harvey, de privatisation par voie humanitaire. Dans les pays concernés, n’assiste-t-on pas à une « ONGisation » des services sociaux ? L’aide internationale tend ainsi à se substituer à des systèmes publics de santé qui restent le moyen le plus efficace de sauver des vies. Le contraire de la politique n’est pas l’humanitaire : c’est une autre politique.
Frédéric Thomas
(1) [[La version imprimée indiquait par erreur que cette évolution produite en dix ans et non pas vingt. Tous les chiffres proviennent de « The global humanitarian assistance report 2019 », Development Initiative, 30 septembre 2019.
(2) « Rapport sur le bilan des actions huit mois après Mitch », groupe Urgence Réhabilitation Développement (URD), Plaisians (France), 9 janvier 2000 ; Rebecca Barber, « One size doesn’t fit all. Tailoring the international response to the national need following Vanuatu’s cyclone Pam », Save the Children - Care - Oxfam - World Vision, Victoria (Australie), juin 2015.
(3) Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), Programme alimentaire mondial (PAM), Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef).
(4) Cf. Ben Parker, « Six aid policy priorities to watch in 2019 », The New Humanitarian, 3 janvier 2019.
(5) Lire Léon Koungou, « Désoccidentaliser l’aide », supplément « Quelle solidarité internationale ? », Le Monde diplomatique, mai 2013.
(6) Lire « Haïti, l’imposture humanitaire », Le Monde diplomatique, novembre 2016.
(7) « Preparatory stakeholder analysis. World Humanitarian Summit regional consultation for the Middle East and North Africa », World Humanitarian Summit, New York, 2015.
(8) « Grand Bargain : field perspectives 2018 », Ground Truth Solutions, Vienne, mai 2019.
(9) « World disasters report 2004 », Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (IFRC), Genève, 2004.
(10) « The joint evaluation of emergency assistance to Rwanda, Study III. Principal findings and recommendations », Relief and Rehabilitation Network - Overseas Development Institute, Londres, juin 1996.
(11) « Western media coverage of humanitarian disasters », Carma International, Londres, janvier 2006.
(12) Cf. Michael Barnett, Empire of Humanity : A History of Humanitarianism, Cornell University Press, New York, 2011.
(13) « Roundtable : Going local », The New Humanitarian, 9 avril 2019.
(14) Kaamil Ahmed, « In Bangladesh, a Rohingya strike highlights growing refugee activism », The New Humanitarian, 27 novembre 2018.